de L’Ordre Nouveau à la CIA ?

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Denis de Rougemont : de L’Ordre Nouveau à la CIA ?

Connu pour être l’auteur du célèbre ouvrage L’Amour et l’Occident en 1939, Denis de Rougemont a d’abord activement participé au développement des idées personnalistes dans les années 30. En particulier au mouvement baptisé « L’Ordre Nouveau », il collaborera notamment avec deux précurseurs de l’écologisme français : Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, le futur « mentor » de José Bové.

L’Ordre Nouveau avait comme principe premier de s’opposer aussi bien à « l’individualisme libéral » qu’au « collectivisme marxiste », accusés tous deux d’être « contre la personne ». L’Ordre Nouveau entend mettre les institutions au service de la personnalité et subordonne l’Etat à l’homme, considérant que « l’homme réel ne peut embrasser, d’un geste naturel, ces étendues immenses et informes, ces territoires aux frontières plus ou moins abstraites que l’on appelle les Etats-nations modernes ». Au contraire, les personnalistes avancent le mot d’ordre suivant : « L’Ordre Nouveau est pour la personne. La personne a son terroir, sa famille, sa race. » Et pour assurer l’épanouissement de la personne, L’Ordre Nouveau estime que « le contact de la personne humaine avec son groupe et sa terre ne peut s’obtenir que par une décentralisation à forme fédérale ».

Cependant, le rejet du nationalisme ne veut pas dire qu’ils soient opposés à ce qu’ils appellent un « nationalisme authentique », dont le socle serait la patrie, dont ils donnent leur définition : « La patrie, la terre des pères, est, en effet, une réalité d’ordre sensible, charnel, réalité rattachée de la façon la plus immédiate à des facteurs physiologiques, aux puissances troubles et fécondes du sol et du sang. C’est pourquoi la patrie appartient au même ordre que la famille. Comme elle, elle doit rester à l’échelle de l’homme. (…) De même qu’il n’y a de famille que groupée autour d’un foyer, de même il ne peut y avoir de véritable patrie que régionale. » Conclusion : « C’est pourquoi il peut y avoir un patriotisme saxon ou wurtembergeois, mais pas de patriotisme allemand. » Encore plus gênant, en novembre 1933, un collectif de L’Ordre Nouveau publie une « Lettre à Hitler » dans laquelle ils affirment que « votre mouvement possède, dans son fondement, une grandeur authentique » (sic), tout en lui reprochant sévèrement de trahir certains idéaux du national-socialisme, comme le rejet du matérialisme et de l’étatisme. Toutefois, les membres de L’Ordre Nouveau ne persisteront pas longtemps avec leur main tendue au chancelier Hitler et plusieurs d’entre eux, dont Denis de Rougemont, rentreront dans la résistance.

Après la guerre, Denis de Rougemont utilise la construction européenne afin de poursuivre sa croisade contre l’Etat-nation. En 1947, il participe activement, avec deux anciens de L’Ordre Nouveau, au premier congrès de l’Union européenne des fédéralistes à Montreux. L’année suivante, Rougemont est une des figures de proue du Congrès de La Haye, organisé par Winston Churchill, qui donnera naissance au Conseil de l’Europe. Il fonde ensuite le Centre européen de la culture (CEC) en 1949, association qui dénonce « le dogme de la souveraineté absolue des Etats-nations » et affirme qu’« il est devenu parfaitement clair qu’on ne peut fonder l’union de l’Europe sur la base des Etats-nations qui sont opposés les uns aux autres par nature, en fait comme en principe. » A la tête du CEC, Denis de Rougemont jette les bases, en décembre 1950, d’une organisation rassemblant les scientifiques européens travaillant sur l’énergie nucléaire : le CERN.

Outre la promotion du fédéralisme européen et de l’Europe des régions, Denis de Rougemont participe en 1950 à la conférence de Berlin qui donnera naissance au Congrès pour la liberté de la culture (CLC), une association culturelle anticommuniste, qualifiée quelques fois d’« OTAN culturel ». Le penseur suisse assurera la présidence de cette association entre 1952 et 1966, date à laquelle le New York Times dévoile que le CLC a été financé par… la CIA. Aujourd’hui le site officiel de la CIA affirme même que « le Congrès pour la liberté de la culture est largement considéré comme une des opérations secrètes de la CIA les plus osées et efficaces de la guerre froide ». Certes, peut-être que Denis de Rougemont n’était qu’un naïf manipulé… Quoiqu’il en soit, peu de temps après ce scandale, Denis de Rougemont trouvera de nouveaux partenaires, a priori moins encombrants, pour faire avancer ses idées : les écologistes. Il confiera d’ailleurs plus tard au Nouvel Observateur : « Tenez, en Mai 68, ça m’a fait une bien curieuse impression de voir tant de jeunes gens – qui n’avaient probablement pas lu une seule ligne de moi (…) – reprendre en chœur ce que nous écrivions, à l’époque, dans “L’Ordre Nouveau”. »

(à suivre)